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Voler est un privilège

 

par Emmanuelle Coquil

(pseudonyme de Dominique Laurence Repessé)

 

Tout privilège légitime a pour corollaire des obligations qui en découlent. Oublier de mettre en pratique cette maxime ne peut que conduire à la perte de son privilège, parfois même à la perte de sa vie.

Les faits.

19 août 2000, environs de Nevers, fin de rassemblement de pilotes ULM sur une base appartenant à un ami. 19 h 15, la fatigue est l à , le soleil a tapé toute la journée sur le canal. Les repas ont été , depuis la veille, à la hauteur de la bonne cuisine française, entre potes. Avant la nuit aéronautique la tentation est grande d'un coup d'aile au-dessus de l'eau, de passer en radada, dire bonjour aux amis qui sont déjà là -bas. Cavok. Idéal, tous les pilotes connaissent.

Le premier pendulaire décolle sur une herbe parfaite. Un second suit, quasiment en vortex, avec une autonomie de carburant très limite mais c'est l'affaire d'un quart d'heure. Le premier pilote sur sa zone, le second a été invié et ne connaît pas bien ni la machine qu'il vient d'emprunter ni le circuit qui le conduira face au soleil avant le dernier virage pour s'aligner en entrée de piste. La suite ne sera qu'une série de facteurs aggravants. La première machine passera à un mètre au-dessus de la ligne électrique desservant le village, la seconde calquera son vol sur le sillage du premier pendulaire mais légèrement plus bas (la corpulence du pilote va jouer sur une machine légère et sans barre de protection). La collision est iné vitable : aveuglé par le soleil, le pilote heurte de plein fouet la ligne et meurt instantanément par électrocution. L'appareil continue sur quelques mètres avant de s' écraser sur une aire à pique-nique, heureusement désertée par les touristes à cette heure-l à . Le corps du pilote devra être désincarcéré sous le regard incrédule des villageois qui viennent de voir passer ces drôles de fous volants et qui sont privés d' électricité .

La nuit se terminera dans le ballet d'une ambulance qui ne mettra pas son gyrophare, l’ équipe des pompiers bénévoles tirés de leur repas et l'enquête de gendarmerie qui commence.

Le BEA a conclu à un vol à basse altitude avec viscosité mentale due à la fatigue et à 0,55 g d'alcoolémie.

Longues heures d'attente, sous le cagnard, bar du club-house rafraîchissant, pourquoi pas une petite mousse... ou deux... Décollage euphorique d'un pilote chevronné. Le dernier.

Rappel de quelques règles de l'air (article 1 aux articles D 131-1 à 131-10 du Code de l'Aviation civile) : Nul ne doit piloter un aéronef ou ne doit assurer une fonction de membre de l'équipage de conduite d'un aéronef s'il se trouve sous l'influence de boissons alcoolisées, de narcotiques, de stupéfiants ou de médicaments qui puissent compromettre les facultés nécessaires à l'exercice de ses fonctions.-

La Revue de médecine aéronautique et spatiale n° 137 (1996) mentionne que la dégradation des performances de vol existe dès 0,25 g d'alcoolémie-. Des études sur simulateur et en vol ont testé l'aptitude des pilotes à piloter après avoir bu. Dans l'une de ces épreuves, des pilotes chevronnés ayant une alcoolémie de 0,40 g à bord d'un Cessna 172 ont commis deux fois plus d'erreurs en approche et à l'atterrissage. Et l'un d'eux a même perdu la maîtrise de son appareil !

Tolérance complice et mortifère, cet accident regrettable amène à se poser plusieurs quest ions.

Pourquoi remarque-t-on une tol érance quasi systématique des pilotes amateurs à l'égard de l'alcool, que ce soit au sein des aéroclubs ou des déplacements ou rassemblements privés ?

Pourquoi les quelques mises en garde concernant les effets vol/alcool demeurent-elles le plus souvent à discrétion d'affichage de l’aéro-dub et ne font pas parties des informations lisiblement et clairement affichées à l'endroit le plus adéquat pour réactiver la vigilance, non seulement du pilote mais aussi de son entourage ?

Quid des sorties en direct du club house, du resto de l'aérodrome, avec quelques consos dans le nez, favorisant des prises de décisions incompatibles avec la sécurité souhaitable ? Voler devient urgent alors que paradoxalement, s'accentue la lenteur des réponses décisionnelles et que va croissant la prise de décisions inadaptées. Et que dire de l'excès de sensibilité à l’'éblouissement qui a très certainement joué énormément dans le cas de notre pilote face au soleil peu avant la nuit aéronautique ?

Quid encore, et cela devient souvent un comportement collectif inacceptable conduisant à la non- assistance à personne en danger, de cette banalisation du -pas vu, pas pris, ou de la complicité d'un milieu très macho à qui on la fait pas : ce n’est pas une bière ou deux...,-de toute façon, il tient bien l'alcool...", bon, il n'a jamais eu d'accident, c'est un pilote expérimenté, il connaît ses limites...

II y aurait, dans ce sottisier aussi incohérent que dangereux, à citer toute une litanie dans laquelle beaucoup d'entre nous pourraient avoir laissé partir un ami, ou se reconnaître...

Suicide inconsciemment consenti.

L'activité aéronautique, rappelons-le, est une activité dangereuse et il s'agit d'un danger mortel. Bon an mal an, une dizaine d'accidents mortels ont lieu chaque année. Voler implique une relation consubstantielle avec une mise en danger de mort.

 

Ne pas en avoir conscience, le négliger ou l'oublier, c'est aller au pire, hélas jamais exclu. Voler est une activité de passion, certes, mais en raison de cette passion-même, la lucidité doit être de mise.

Toute autre attitude peut être interprétée comme un suicide inconsciemment consenti (SIC), à rapprocher du "syndrome de Peter Pan». Ce syndrome se traduit par un manque de maturité pouvant conduire à des comportements extrêmes et dangereux dans des activités présentant un risque mortel, et permet d'expliquer certains accidents aéronautiques. L'alcool n'est pas seul en cause. Tout comportement d'excès (voler quelles que soient les conditions météo, précipitation, obstination) préfigure ce qui, un jour, peut devenir une catastrophe dans la vie d'un pilote et de ceux qui l'entourent. D'où la nécessité absolue d'un encadrement solide au sol et de la mise en garde des pilotes qui peuvent aboutir à une interdiction salutaire de vol.

L'attrait pour ces attitudes d'excès ne concerne presque jamais des femmes ; serait-ce l'une des raisons expliquant le faible nombre de femmes qui pilotent ?

Restent une famille et des amis.

Dans l'accident décrit ici, il est probable que s'il avait seulement conduit une automobile, le conducteur serait rentré "joyeux- mais à bon port (ce qui ne remet absolument pas en cause, du reste, le fait qu'il aurait déjà été en infraction selon la législation française du Code de la route, et la réalité du lien entre fréquence des accidents et usage d'alcool, qui amène les experts à penser que la seule solution raisonnable est que le conducteur soit à jeun).

Enfin, dernier rappel : nos aérodromes étant rarement situés en plein cœur des villes, nous nous y rendons en voiture et nous en repartons avec ladite voi ure. Autrement dit, après un vol arrosé, le pilote redevient un conducteur alcoolisé. Une sorte de quatrième mi-temps ?...

Voler est un privilège et devrait pouvoir rester cette pratique à laquelle nous avons aspiré et qui nous prend du temps et de l'argent. Alors pourquoi cette prise de risques maximale ? Derrière chaque accident mortel, il y a une famille et des amis qui entrent dans une peine immense. Peu d'entre nous ont échappé à cette situation. Alors, alcool.- tolérance zéro. Et vols sympas et lucides, pour longtemps.

Derrière le nom de plume d'Emmanuelle Coquil, c'est l' épouse, la veuve du pilote dont est retracé ici le dernier vol, qui s'exprime. C'est dire que l'objectif de ce texte n'est ni accusateur, ni moralisateur au sens droit du terme. Cinq ans après l'accident, elle a éprouvé le courage et le besoin de partager cette expérience douloureuse et les réflexions qu'elle lui a inspirées, afin que sa douleur permette d'en épargner d'autres,

 

Magazine Voler n°99

Décembre 2005